jeudi 1 novembre 2007

Dix minutes chez Marx

Première série - Troisième entretien


La scène se passe à Londres aux environ de 1873/75-Friedrich Engels


D'après Paul Lafargue, “Souvenirs personnels sur Friedrich Engels”, 1904.


- Lors de notre dernier entretien, vous avez évoqué pour nous votre famille... Pouvez vous nous parler maintenant de votre ami Friedrich Engels ?


- Mais Fred est, lui aussi, membre à part entière de la famille ! Mes filles l'appellent leur second père. Et véritablement, il est mon alter ego. Fred et moi, nous sommes rencontrés pour la première fois dans les derniers jours de novembre 1842, lors d'une visite qu' il fit à la rédaction de la Gazette Rhénane où j'étais rédacteur en chef. Dès cette époque, nous nous sommes développés ensemble et parallèlement, et avons vécu dans la plus intime communauté d'idées et de sentiments, participé à la même agitation révolutionnaire et travaillé ensemble. Et nous aurions sans doute mené cette activité commune toute notre vie si les évènements ne nous avaient pas séparés pendant près de vingt ans. Quand la Gazette Rhénane eut cessé de paraitre, étouffée par la censure, Fred me suivit en France où je m'étais réfugié. Il passa quelques jours chez nous à Paris en septembre 44 et ensemble, nous avons travaillé aux Annales Franco-allemandes.


Au début de 1845 , lorsque je fus expulsé de Paris par le ministère Guizot, à l'instigation du gouvernement prussien et que, Jenny, Jennychen, Hélène et moi, nous nous fûmes rendus à Bruxelles, Fred ,bientôt, vint nous rejoindre. Et quand la révolution de 48 rappela la à la vie la Gazette Rhénane, il fut à mes côtés, me remplaçant à la tête du journal lorsque je devais m'absenter. Après l'échec de la révolution de 48, Fred dut se rendre à Manchester, alors que je fus obligé de partir pour Londres. Dans la tourmente, j'avais perdu tous mes biens et Jenny aussi. Fred n'avait, lui non plus, aucun moyen d'existence. Il dut donc, sur l'invitation de son père, aller à Manchester et reprendre les fonctions de commis qu'il avait déjà assumées en 1843, tandis que de mon côté j' arrivais à grand-peine à satisfaire les besoins les plus pressants de notre famille grâce aux correspondances hebdomadaires que j' écrivais pour la New York Daily Tribune. Malgré cette séparation de plus de 20 ans, nous n'avons jamais cessé de vivre l'un avec l'autre par la pensée : chaque jour, ou presque, pendant ces vingt ans, nous nous fîmes part dans nos lettres de nos impressions et de nos réflexions sur les évènements politiques ainsi que de la marche de nos propres études. A la maison, quand il pouvait se libérer, c'était une véritable fête pour nous quand, de Manchester, Fred nous annonçait sa venue. On parlait longtemps à l'avance de sa visite, et le jour de son arrivée j'étais tellement impatient que je ne pouvait travailler. Ensemble, nous passions la nuit à fumer et à boire en nous racontant tous les évènements survenus depuis notre dernière rencontre.



- Quelle vie menait Friedrich Engels à Manchester ?

- A Manchester, Fred menait en quelque sorte une vie double. Les six jours de la semaine, de 10 à 16 heures, c'était un employé de commerce dont le travail consistait surtout à tenir la correspondance de la firme en différentes langues et à aller à la Bourse. Il avait, au centre de la ville, son domicile officiel, où il recevait ses connaissances du monde des affaires. Il participait non seulement à la vie d'affaires des industriels de Manchester, mais aussi à leurs divertissements : il se rendait à leurs réunions et à leurs banquets, se livrait à leurs sports. Excellent cavalier, il avait son propre cheval pour chasser le renard. Il ne laissait jamais passer l'occasion quand, selon une vieille coutume féodale, l'aristocratie et la gentry invitaient tous les cavaliers des alentours à traquer le renard : il était l'un des premiers parmi les plus acharnés à la poursuite, et ni fossé, ni haie, ni aucun obstacle ne l'arrêtaient.

J'ignore si les bourgeois de sa connaissance étaient au courant de son autre vie; les Anglais sont extrêmement discrets et se montrent peu curieux de ce qui ne les regarde pas; en tout cas, ils ignoraient absolument tout des hautes qualités intellectuelles de l'homme avec qui ils étaient quotidiennement en rapports, car Fred ne manifestait guère son savoir devant eux. Celui que je considère comme l'un des hommes les plus instruits d'Europe n'était pour eux qu'un joyeux compagnon qui s'y entendait en bon vin...


-Donc, Fred, à Manchester, avait deux vie...


-Oui, le soir, délivré de l'esclavage des affaires, il redevenait un homme libre. Il rentrait dans sa maisonnette, tout au bout de la ville : les champs commençaient à quelques pas de là... Celle-ci n'était ouverte qu'à ses amis politiques et scientifiques. Sa femme, d'origine irlandaise et ardente patriote, était alors sans cesse en contact avec ses compatriotes, très nombreux à Manchester, et au courant de tous leurs complots. Plus d'un fenian, ces révolutionnaires irlandais qui, durant les combattent pour l'indépendance de l'Irlande, trouva asile dans sa maison, et c'est grâce à elle que l'un d'eux, qui avait dirigé un coup de main pour délivrer des fenians condamnés à mort que l'on conduisait à la potence, put échapper à la police. Nombreux étaient les socialistes de Londres, les camarades de passage, les émigrés de tous les pays, qui se réunissaient le dimanche à sa table fraternelle. Et tous quittaient sa maison charmés de ces soirées qu'il animait de son entrain communicatif, de son esprit, de sa gaieté intarissable. Aujourd'hui, il en est de même à Londres...


- Engels a, en effet, une réputation d'homme généreux...

- Fred habitait Manchester quand fut fondée l'Internationale... Il la soutenait pécuniairement et collaborait au journal The Commonwealth fondé par le Conseil général. Econome pour lui-même et ne se permettant que les dépenses qu'il estime absolument nécessaires, il est d'une générosité sans bornes pour le parti et pour les camarades dans le besoin qui s'adressent à lui !

- Et aujourd'hui, Engels est établi non loin d'ici je crois...

-Dès qu'il put se libérer et rejeter le joug mercantile , quand éclata la guerre franco-prussienne, en septembre 70, Fred se hâta de quitter Manchester pour venir s'établir à Londres, à Regent's Park Road, à dix minutes seulement de notre maison. Il put ainsi se consacrer à l'Internationale avec l'ardeur qu'il mettait à tout ce qu'il entreprend. Depuis, tous les jours, vers une heure, il se rend chez nous et si le temps est beau nous allons ensemble dans la prairie de Hampstead et quand il fait mauvais, nous nous entretenons une heure ou deux dans mon cabinet de travail allant et venant l'un et l'autre suivant la diagonale du tapis. Je tiens à l'opinion d'Engels plus qu'à toute autre. Il est pour moi tout un public. Pour le persuader, pour le gagner à mes idées, aucun travail ne me semble trop long. Je parcours quelquefois à nouveau des livres entiers afin de retrouver les faits dont j'ai besoin pour modifier l'opinion d'Engels sur un point secondaire...


-Vous semblez avoir une admiration sans borne pour la culture de votre ami ?


-Comme je vous l'ai dit, je considère Fred comme l'un des hommes les plus instruits d'Europe ! Il aime l'étude pour elle-même. Il s'intéresse à tous les domaines de la connaissance. Après la défaite de la révolution en 1849, il avait pris place sur un voilier qui se rendait de Gênes en Angleterre, le voyage de Suisse en Angleterre à travers la France ne lui paraissant pas tout à fait sûr. Il mit à profit cette circonstance pour acquérir certaines connaissances en matière de navigation : il tenait à bord un journal où il notait les changements survenus dans la position du soleil, la direction du vent, l'état de la mer, etc. Ce journal doit encore se trouver parmi ses papiers, car Fred , si vif et si fougueux, est aussi méthodique qu'une vieille fille : il conserve et enregistre tout avec une minutie extrême. De ce côté là, c'est tout le contraire de moi ! Dans les deux grandes pièces claires où il travaille et dont les murs sont couverts de livres, pas un papier ne traine par terre, et les livres, à l'exception d'une douzaine qui se trouvent sur sa table de travail, sont tous à leur place ! Aucun domaine ne lui est indifférent !

- Vous semblez céder à son égard, à un certain culte de la personnalité...

- Je lui reproche souvent de se disperser en s'attachant à une foule de sujets rien que pour son plaisir "au lieu de songer à travailler pour l'humanité"! Lui, pour me répondre, il me reproche mes scrupules intellectuels infinis qui m'empêchent de finir mes livres...

La soif de connaitre de Fred n'est satisfaite que lorsqu'il possède son sujet jusque dans les moindres détails. Quand on a une idée approximative de l'étendue et de l'infinie variété de ses connaissances, et que l'on songe en outre à sa vie si active, on ne peut manquer de s'étonner que Fred, qui n'a rien d'un savant de cabinet, ait pu emmagasiner dans son cerveau une telle somme de savoir ! A une mémoire aussi sure que vive et universelle il unit une rapidité extraordinaire dans tout ce qu'il faisait et une facilité d'assimilation non moins étonnant.

Par exemple, sa connaissance des langues européennes et même de certains de leurs dialectes, est phénoménale ! Après la chute de la Commune, Paul Lafargue, mon gendre, eut l'occasion de rencontrer des membres du Conseil national de l'Internationale en Espagne; ils lui dirent qu'il avait comme suppléant, au secrétariat du Conseil général pour l'Espagne, un certain Angel qui écrivait dans le plus pur castillan. Cet Angel n'était autre qu'Engels dont ils prononçaient le nom à l'espagnol ! Quand Paul se rendit à Lisbonne, Francia, secrétaire du Conseil national pour le Portugal, lui déclara qu'il recevait de Fred des lettres dans un portugais impeccable : ce qui est extraordinaire, si l'on songe à la parenté et aux petites différences qui existent entre ces deux langues et l'italien, qu'il posséde également à la perfection ! Pour l'Internationale, Fred met une sorte de coquetterie à écrire à chacun dans sa langue maternelle : il écrit en russe à Lavrov, en français aux Français, en polonais aux Polonais, et ainsi de suite. Il goûte aussi la littérature en dialectes.

- Peut-être qu'une anecdote serait la bienvenue ?

- A Ramsgate, au bord de la mer, le propriétaire d'une baraque foraine, entouré de petites gens de Londres, montrait un nain barbu en uniforme de général brésilien. Fred s'adressa à lui en portugais, puis en espagnol : pas de réponse. Enfin, le "général" marmonna un mot. - Mais ce Brésilien est un Irlandais ! s'écria Fred, qui l'apostropha dans son dialecte. L'infortuné versa des larmes de joie en l'entendant. "Engels bégaye en vingt langues", m'a dit récemment un réfugié de la Commune, plaisantant l'habitude qu'a Fred de bégayer légèrement quand il est ému....

- Médire sur le meilleur des hommes ! Jetzt ! A table !








Aucun commentaire: