jeudi 18 octobre 2007

Dix minutes chez Marx


Première série - Premier entretien

La scène se passe à Londres aux environ de 1873-75. Le cabinet de travail de Marx à Maitland Park Road. Petites habitudes quotidiennes. Silhouette. Lectures et distractions favorites.


D'après Paul Lafargue, “Souvenirs personnels sur Karl Marx”, 1890.


- 1873, je me trouve au 41 de Maitland Park Road à Londres, plus précisément, au premier étage de la maison, dans le cabinet de travail du célèbre Karl marx pour une série d'entretiens qui, je l'espère, nous permettrons de mieux faire connaissance . On m'a prié d'attendre en ce lieu celui qu'on appelle ici le Maure. Mon regard se balade dans le pièce...

Par la large fenêtre donnant sur Maitland Park entre, en ce jour de septembre, une abondante lumière . Des deux côté de la cheminée et vis-à-vis de la fenêtre se trouvent des rayons chargés de livres, en haut desquels des paquets de journaux et de manuscrits montent jusqu'au plafond. Vis-à-vis de la cheminée et de l'un des côtés de la fenêtre, il y a deux tables couvertes de papiers, de livres et de journaux. Au milieu de la pièce dans laquelle flotte une odeur de cigare froid, à l'endroit le mieux éclairé, se trouve une petite table de travail très simple, longue de trois pieds et large de deux, avec un fauteuil tout en bois. Un divan de cuir, dans lequel on m'a fait prendre place, est situé entre le fauteuil et les rayons de livres, face à la fenêtre. C'est l'endroit où, m'a-t-on dit, Marx a l'habitude de s'étendre pour se reposer. Sur la cheminée des livres se mêlent encore à quelques cigares, à des allumettes, à des boîtes de tabac, à des pèses-lettres, aux photographies de ses filles, de sa femme et de ses amis, WilhelmWolff et Friedrich Engels. Parmi les livres et les papiers, il semble régner un désordre complet. Les in-quarto, les in-octavo et les brochures se pressent les uns contre les autres. Rangés apparemment non selon leur dimension mais selon leur contenu, ils ont été manifestement maltraité sans égard pour leur format, leur reliure, la beauté du papier ou de l'impression. D'où je suis, je peux ainsi apercevoir trois livres ouverts dont les pages sont cornées, soulignées, aux marges couvertes de coups de crayon... mais, j'entends des pas dans l'escalier. Je pense que notre hôte arrive... - Monsieur Marx...

-Bonjour... Désolé de vous avoir fait attendre... Mais, restez-assis jeune homme. Je vais prendre place, si vous le permettez, à ma table de travail... Voila, je vous en prie, je vous écoute...

-Euh, voila, Monsieur Marx, on dit et on a dit de vous bien des choses et notamment que vous êtes mort...

- Marx mort ! Mon oeil ! La nouvelle de ma mort est quelque peu exagérée. En fait un spectre hante encore et toujours un monde qui semble, désespérément, pour les classes dominantes et leur valetaille, ne pas vouloir mourir, le spectre du communisme..."

-Euh...vous semblez vouloir entrer d'emblée dans le vif du sujet...

-Oui, le Maure saisi le vif... Toujours...

-Mais si vous le permettez, j'aurais voulu m' entretenir tout d'abord avec vous de choses un peu plus légères, disons, comme on dit dans notre jargon, un peu people...


-Vous êtes le maître à bord... Faites, je vous en prie...


-Voila... Pouvez vous nous parler de vous ? L'ordinaire de Marx ?

-Mais, si vous voulez... Que dire de ce côté là ? Bon, tout d'abord, quand je travaille, je fume énormément. Das Kapital ne me rapportera jamais ce que m'ont coûté les cigares que j'ai fumé en l'écrivant ! Par ailleurs, je suis un grand gaspilleur d'allumettes.... Je rallume constament ma pipe ou mon cigare...Je vide les boîtes d'allumettes avec une rapidité incroyable ! J'ai pris, en outre, selon le maître des lieux, la fâcheuse habitude de sauter l'heure des repas. Quand je travaille on doit souvent m'appeller à plusieurs reprises avant que je ne descende dans la salle à manger et, à peine avallée la dernière bouchée du repas, je remonte dans mon cabinet de travail. En général, j'ai peu d'appétit mais je m'efforce d'y remédier en usant de mets fortement épicés tels que le jambon, le poisson fumé et les cornichons... Mais évidement, c'est l'estomac qui trinque ! Voila pour le régime Marx... C'est quand même pas terrible...Mais ça c'est un peu arrangé depuis l'époque où l'on crevait de faim à la maison...

- Vous évoquez votre régime...Pourtant, sauf votre respect...


-On dit de moi que j'ai une constitution vigoureuse. Ici, on m'appelle Le Maure du fait de mon teint basané et de ma barbe et de mes cheveux naguère couleur d'ébène. Je suis un peu plus grand que la moyenne, les épaules larges et le corps bien proportionné quoique j'ai le tronc, comme c'est fréquent chez les juifs, un peu trop long par rapport aux jambes.

-Mieux vaut ne pas s'étendre sur ce sujet en ce moment...Karl Marx fait-il du sport ?

-Le seul exercice physique auquel je me livre régulièrement, outre l'activité révolutionnaire, est la marche. J'aime me promener en compagnie, le soir, quand le temps le permet, à Hampstead Heath. Je peux marcher ou gravir des collines pendant des heures en bavardant et en fumant. Ici même, dans mon cabinet de travail, je marche la plupart du temps. Je fais des va-et-vient incessant. Je ne m'assieds que pour de courts moments pour écrire ce qui me vient dans la tête.

- Tiens c'est vrai... de la porte à la fenêtre, il y a comme un passage est marqué sur le tapis usé jusqu'à la corde par une raie aussi nette qu'une piste dans la prairie.

- Ganz richtig ! Pour me reposer, au cours de ma journée de travail, je m'installe quelquefois où vous vous trouvez, sur le divan, pour dormir une heure ou deux ou pour lire des romans . En général, j'en lis deux ou trois à la fois, allant de l'un à l'autre. J'aime surtout les romans du XVIIIème siècle. Le Tom Jones de Fielding en particulier. Parmi les auteurs modernes, j'aime beaucoup Paul de Kock, Charles Lever, Alexandre Dumas Père et Walter Scott. En fait, en cette matière, j'ai une certaine prédilection pour les récits d'aventure et les contes amusants. Parmi les romancier, je place au plus haut point Cervantès et Balzac. Quand j'en aurait fini avec toute cette merde d''économie politique, j'envisage sérieusement d'écrire un ouvrage critique sur La Comédie humaine. J'aime aussi lire les poètes. Henri Heine et Goethe. Dante et Robert Burns sont mes poètes favoris. Tous les ans je relis Eschyle et Shakespeare qui sont les deux plus grands génies dramatiques qu'ait produit l'humanité. J'aime aussi beaucoup les auteurs russes : Pouchkine, Gogol et Chtchédrine.

- Revenons à votre quotidien. Vous travaillez tard ?

-En semaine, je me couche tard et je travaille souvent jusqu'à deux ou trois heures du matin.Quand j'étais plus jeune, il m'arrivait souvent de passer des nuits entières à travailler. Le matin, je suis toujours debout entre huit et neuf heures. Je prend du café noir et je commence ma journée de travail en parcourant les journaux et, en général, rebelote jusqu'à deux ou trois heures du matin.

- Rebelote ? En dehors de la littérature, quels sont les petits plaisirs que Marx s'offre ?

- Pour me reposer et me distraire je fais aussi des mathématiques. L'algèbre est pour moi d'un grand réconfort moral. Elle m'a souvent soutenu aux moments les plus douloureux de mon existence mouvementée. En outre, je retrouve dans les mathématiques supérieures le mouvement dialectique sous sa forme la plus logique et la plus simple.

- Qu'est-ce que vous foutez les artistes...



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