mardi 23 octobre 2007

Dix minutes chez Marx

Première série - Deuxième entretien

La scène se passe à Londres aux environ de 1873-75. La famille Marx – Les filles de Marx – Jenny - Hélène.


D'après Paul Lafargue, “Souvenirs personnels sur Karl Marx”, 1890.



- Toujours au 41 de Maitland Park Road à Londres , Karl Marx nous reçoit dans son cabinet de travail. La semaine dernière... Monsieur Marx, pouvez vous nous parler de votre vie de famille ?

- Parlons vie de famille.. Mais bien sûr...Celle-ci commence pour moi quand j'ai fermé mes livres et mes cahiers. On peut dire de moi, me semble-t-il, que je suis un père doux, tendre et indulgent ; en fait , comme on dit en français, que je suis un “papa poule” !

- En français dans le texte...

-Pour moi, les enfants doivent faire l'éducation de leurs parents ! Comme le disait Goethe : “Ce sont les enfants et les oiseaux qu'il faut interroger sur le goût des cerises et des fraises...” Je m'efforce de ne jamais faire sentir à mes filles le poids de l'autorité paternelle. Je ne leur donne jamais d'ordres, mais leur demande comme un service ce que je désire d'elles, ou les persuade de ne pas faire ce que je ne veux pas qu'elles fassent. Et cependant je suis obéi comme peu de pères le sont. Je crois que mes filles, aussi bien Eléanor, Jennyschen que Laura voient en moi un ami. Elles se comportent avec moi comme avec un camarade. Elles ne m'appelent pas "Père", mais, comme je vous l'ai déjà dit, «Le Maure». Par contre, dès avant 1848, les membres de la Ligue des communistes m' appelaient le "père Marx", bien que je n'eus pas encore atteint la trentaine!
Naguère, je jouais
parfois pendant des heures avec mes filles. Parfois nous faisions des batailles navales et des incendies de flottes entières de bateaux en papier que je fabriquais pour elles et que nous livrions ensuite aux flammes, pour leur plus grande joie, dans un cuvier.

- Mais quand prenez vous le temps d'en passer avec elle ?

-Quand c'est possible, -Le dimanche, mes filles ne me permettent pas de travailler ; je suis à elles pour toute la journée.quand il fait beau, toute la famille part pour une grande promenade à travers champs. On s'arrête en route dans une auberge pour boire de la bière de gingembre et manger du pain et du fromage. Lorsque mes filles étaient encore petites, pour que le chemin leur parût moins long, je leur racontait des contes de fées qui n'en finissaient plus, contes que j' inventai tout en marchant et dont je retardais ou précipitais le dénouement selon la longueur de la route qui restait à faire. C'est que mes premières œuvres littéraires furent des poésies ! Jenny garde soigneusement ces œuvres de jeunesse mais ne les montre à personne ! Mes parentsavaient rêvé pour moi une carrière d'homme de lettres et de professeur. Ils estimaient que je m'abaissais en me consacrant à l'agitation socialiste et en m'occupant d'économie politique, science qui n'était guère estimée, de leur temps, en Allemagne. J'avais promis à mes filles d'écrire pour elles un drame sur les Gracques. Malheureusement, je n'ai pas encore pu tenir parole...»

-Et vous nela tiendrez jamais... Pouvez vous nous parler de votre compagne, de Jenny Von Westphalen ?


-Jenny et moi, nous nous sommes connus enfants et avons grandi ensemble. Je n'avais pas plus de 17 ans lorsque nous nous fiancèrent (ça aussi...c'est pour rire un peu ). Nous nous sommes marié en 1843, après avoir attendu sept ans .Personne n'a plus qu'elle le sentiment de l'égalité, bien qu'elle soit née et ait été élevée dans une famille d'aristocrates allemands. Pour elle, les différences et les classifications sociales n'existent pas. Dans sa maison et à sa table elle reçoit les ouvriers en costume de travail avec la même politesse, la même prévenance que s'il se fût agi de princes. Un grand nombre d'ouvriers de tous les pays ont joui de son aimable hospitalité et je suis convaincu qu'aucun d'eux ne s'est jamais douté que celle qui les recevait avec une si simple et si franche cordialité descendait, par les femmes, de la famille des ducs d'Argyll, que son frère avait été ministre du roi de Prusse et que l'une de ses ancêtres était Mary Stuart ! «Le diable, l'aristocratie et les jésuites n'existent que parce que l'on y croit », elle ne croit qu'au diable : elle a tout quitté pour suivre son Karl ...
Jenny possède un esprit enjoué et brillant. Les lettres qu'elle adresse à ses amis, par exemple, écrites d'une plume légère, sont de vrais petits chefs-d'œuvre et témoignent d'un esprit vif et original. C'est une fête de recevoir une lettre de Madame Marx ! Mon ami Heine, impitoyable satirique, craignait mon ironie, mais il avait une grande admiration pour l'intelligence fine et pénétrante de Jenny. Pour ce qui me concerne, je lui ai toujours communiqué mes manuscrits et j'ai toujours attaché une grande valeur à son jugement. A cause de mon écriture de cochon, c'est elle qui recopie mes manuscrits pour l'impression. Jenny et moi, nous avons eu beaucoup d'enfants. Trois sont morts en bas âge, pendant la période de privations que la famille a traversé après la révolution de 48...

- C'est bon ça coco !

_... lorsque, réfugiée à Londres, nous avons vécu dans deux petites pièces de Dean Street, près de Soho Square...

- Jetzt à table les artistes !

- Tiens, c'est Hélène qui nous appelle... Et justement...La famille Marx compte un autre membre important : Hélène. Issue d'une famille de paysans, elle est entrée toute jeune, presque enfant, au service de Jenny longtemps avant notre mariage, et quand sa maîtresse s'est mariée, elle n'avait pas voulu la quitter. Elle s'est consacrée à notre famille avec un tel dévouement qu'elle s'en oublie souvent elle-même. Elle nous a accompagné dans tous nos voyages à travers l'Europe, nous suivant lorsque nous étions expulsés. Hélène est le bon génie de la maison et sait se tirer des situations les plus difficiles. C'est grâce à son esprit d'ordre et d'économie, à son ingéniosité que la famille ne manqua jamais du strict nécessaire. Elle s'entend à tout : elle fait la cuisine, s'occupe du ménage, habille les enfants, coupe les vêtements qu'elle cousait avec l'aide de Jenny. Elle est à la fois l'économe et le majordome de la maison. Les enfants l'aiment comme une mère, et elle exerce sur eux une autorité maternelle, parce qu'elle a pour eux une affection toute maternelle. Jenny considère Hélène comme une amie très proche et moi aussi... Je joue souvent aux échecs avec elle et il m'arrive la plupart du temps de perdre la partie !


-«On» dit qu'elle est votre bonne à tout faire !

- Mais que «on» aille lui dire ça ! Vous aurez affaire à elle ! C'est vrai, l'amour d'Hélène pour notre famille est aveugle : pour elle tout ce que les Marx font est bien, et ne peut être que bien. Elle prend sous sa protection maternelle quiconque est admis dans l'intimité de la famille. Sinon...c'est sa fête !

-Qu'est-ce que j'entends ? Je ne veux même pas le croire Karl ! Jetzt à table !

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